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Ils sont trois à parler à tour de rôle, trois marginaux en
bord de monde.
Il y a d'abord Giacomo, vieux clown blanc, dresseur de
caniches rusés et compositeur de symphonies parfumées. Il
court, aussi vite qu'il le peut, sur ses jambes usées pour
échapper à son grand diable noir, le Sort, fauteur de troubles,
de morts et de mélancolie.
Il y a la femme grise sans nom, de celles qu'on ne
remarque jamais, remisée dans son appartement vide. Elle
parle en lignes et en carrés, et récite des tables de multiplication
en comptant les fissures au plafond pour éloigner
l'angoisse.
Et puis il y a le môme, l'enfant sauvage qui s'élève seul,
sur un coin de terrain vague abandonné aux ordures. Le
môme lutte et survit. Il reste debout. Il apprendra les couleurs
et la peinture avant les mots, pour dire ce qu'il voit du monde.
Seuls, ces trois-là n'avancent plus. Ils tournent en rond
dans leur souffrance, clos à eux-mêmes. Comment vivre ? En
poussant les parois de notre cachot, en créant, en peignant, en
écrivant, en élargissant chaque jour notre chemin intérieur, en
le semant d'odeurs, de formes, de mots. Et, finalement, en
acceptant la rencontre nécessaire avec l'autre, celui qui est de
ma famille, celui qui, embarqué avec moi sur l'esquif balloté
par les vents, est mon frère.
On ne cueille pas les coquelicots, si on veut les garder
vivants. On les regarde frémir avec ces vents, dispenser leur
rouge de velours, s'ouvrir et se fermer comme des coeurs de
soie. Giacomo, la femme grise, le môme, que d'autres ont
voulu arracher à eux-mêmes, trouveront chacun dans les deux
autres la terre riche, solide et lumineuse, qui leur donnera la
force de continuer.