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«J'ai écrit ce livre quand j'étais tout jeune, à l'imprimerie du journal où
je travaillais, dans un minuscule box que je partageais avec Ilf. J'écrivais
couché par terre, sur un gros rouleau de papier typo. Il roulait sur moi, je le
retenais d'une main... de l'autre j'écrivais. C'était très amusant...»
De sa genèse turbulente, le conte des Trois Gros tire sans doute sa fraîcheur
naïve autant qu'espiègle. À la terrible et triple figure de l'ogre retranché en
son palais, prêt à engloutir le monde entier quand ses sujets croupissent dans
la misère, s'opposent une galerie de doubles grotesques ou facétieux, depuis
Souok, la petite acrobate transformée en poupée, jusqu'au savant et courageux
docteur Arniéri dont le reflet ridicule prend les traits d'un pitoyable professeur
de danse, le sieur Hun de Troie. Au pays des Trois Gros, les révolutionnaires
ont des crinières de lion, les funambules changent de peau, les marchands
de ballon se métamorphosent en gâteau à la crème ou tête de chou, les
traîtres inventeurs en créatures velues. Même les ponts de fer, tels de gros
chats, font le gros dos par-dessus la rivière. Seul au milieu de ce monde
bruyant et carnavalesque, le petit prince héritier cherche à percevoir les battements
de son coeur de fer...
Achevé en 1924, Les Trois Gros est le vrai premier roman de Iouri Olécha
(1899-1960), le célèbre auteur de L'Envie. Si le dessein premier de l'écrivain
était de «révolutionner le conte», il apparaît fort heureusement que c'est le
conte qui, sous sa plume, porte la révolution dans le roman. Dans les contes,
les enfants se jouent toujours des ogres, les pauvresses deviennent reines et
les petits tailleurs terrassent les géants. Tous ces personnages sont bien ici au
rendez-vous, mais pour affronter de nouvelles créatures qui fort heureusement,
on le sait, n'existent qu'au pays des fées : gendarmes pétris de bêtise et
de brutalité, agents provocateurs, bourgeoises égoïstes, artistes et intellectuels
rangés au parti des tyrans. Champion de la métaphore, Olécha s'en donne à
coeur joie, et d'emblée, en un feu d'artifice d'images insensées, trouve ce que
le conte partage avec la révolution : ce formidable et simple pouvoir de faire
tomber les masques.
Paul Lequesne