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Vassili Rozanov (1856-1919) est sans doute l'écrivain russe qui
a incarné avec la violence la plus radicale les contradictions et les
déchirements d'une époque de rupture dont il a été à la fois la
conscience critique et le témoin passionné. Tour à tour, voire simultanément,
conservateur et libertaire, apologiste du judaïsme et
détracteur des Juifs, Rozanov voyait dans le Nouveau Testament la
source à la fois de la civilisation occidentale et de l'autodestruction
qui, après avoir emporté le monde ancien, risquait d'ensevelir l'humanité
tout entière. Il ne se départira jamais de cette double lecture,
préférant une vérité douloureuse au confort intellectuel.
Étouffée par la censure tsariste, interdite sous le communisme,
cette grande figure inaugurale de notre «modernité» ressurgit
aujourd'hui dans toute son incandescente vigueur. Après Feuilles
tombées, Esseulement, L'Apocalypse de notre temps et Les motifs
orientaux, tous livres qui retournaient la littérature contre elle-même
en créant un genre nouveau, une écriture sismographique,
aphoristique, une écriture qui saisissait la totalité dans l'instant,
voici l'intégralité des écrits qu'il a consacrés à ce qu'il appelait «les
rayons sombres de la religion». Les rayons de cette «clarté lunaire»
avaient pourtant inspiré les siècles d'art et de culture avant de
venir se réfracter dangereusement dans l'utopie communiste.
Adepte de la religion de l'Ancien Testament, qui sanctifiait la famille,
la fécondité, l'amour charnel, Rozanov opposait à cet âge d'or
perdu la vision sombre et désespérée d'une humanité dégénérée par
la transgression des lois naturelles et l'extinction progressive de
l'élan vital. Liant intimement «la métaphysique du christianisme»
à la «métaphysique du sexe», il désignait la rupture avec le judaïsme
et le renoncement à la vie terrestre exprimés dans les Évangiles
comme le noyau originel d'une évolution fatale. On lira ces textes
fulgurants comme le diagnostic d'une mort annoncée, celle de l'espèce
humaine, dont le tarissement biologique et la décadence spirituelle
ne peuvent être arrêtés que par des actes de résistance dont
Rozanov, à l'orée du XXe siècle, donnait l'exemple.
Gérard Conio