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Lev Karsavine (1892-1952) est l'une des figures les plus originales et
les moins connues de la pensée russe. Issu du monde artistique pétersbourgeois
(il était le frère de la ballerine Tamara Karsavina), il est très tôt devenu
l'un des plus brillants historiens de l'Université de Saint-Pétersbourg,
se consacrant à l'histoire des phénomènes religieux dans l'Italie des XIIe-XIIIe
siècles - une histoire novatrice qui annonce sur de nombreux points
l'École des Annales. La révolution de 1917 infléchit sa réflexion vers les
destinées spirituelles de la Russie et la philosophie de l'histoire. Expulsé
d'URSS en 1922 avec un grand nombre d'intellectuels, il participe, à
Berlin, puis à Paris, au mouvement d'idées le plus célèbre de l'émigration,
le mouvement «eurasien», qui se propose de réorienter la culture russe
vers l'Asie et d'élaborer une nouvelle idéologie nationale pour la Russie
future, post-communiste. En 1928, Karsavine s'installe à Kaunas, capitale
de la Lituanie indépendante depuis 1918, pour enseigner l'histoire à l'Université
Vytautas le Grand. C'est en lituanien qu'il enseignera désormais et
qu'il publiera une Histoire de la culture européenne, composée sur la base
de ses cours. Cette installation en Lituanie, en marge du monde européen,
explique la relative confidentialité de son oeuvre. En 1945 il refuse de quitter
ce pays, dans l'espoir d'être enfin «réuni» à la Russie. Mais son espoir
de trouver un terrain d'entente avec les autorités soviétiques est vain : en
1949, il est arrêté, puis envoyé en camp de travail dans le Nord sibérien,
où il meurt en 1952.
Les écrits philosophiques de Karsavine ont surtout contribué à mettre
en lumière l'essentiel du patrimoine spirituel russe, mais à partir d'une
connaissance intime de la mystique occidentale, de la scolastique, et de
deux pensées qui l'ont particulièrement influencé : celles de Giordano
Bruno et Nicolas de Cues. Les divergences et la complémentarité des
chrétientés d'Orient et d'Occident, auxquelles il était également sensible,
lui ont inspiré une série d'oeuvres portant sur les fondements de la métaphysique
chrétienne, en particulier ce Poème de la mort, méditation sur le
temps et sur la mort dont l'âpreté rappelle les écrits des existentialistes.
Le propos central en est une invitation à «vouloir mourir». Ce plaidoyer
passionné pour l'adhésion terrifiante à son propre anéantissement prend sa
source dans une expérience mystique de renoncement total à soi-même,
mais rappelle aussi le caractère essentiellement christocentrique de la pensée
russe, et les notions d'incarnation et de sacrifice vers lesquelles elle ne
cesse de revenir. Cette oeuvre comporte aussi une forte motivation biographique
: elle se propose de reconquérir paradoxalement la femme aimée,
dont l'auteur s'était volontairement séparé, en la convertissant à l'idée de
sacrifice. C'est ce qui explique la dimension séductrice de cette apologie
de la dépossession, et sa grande variété de tons, allant du pathétique à l'humour
et même au burlesque.