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Ce mois, j'arrête mon Journal, il ne me reste plus que deux semaines, je l'appellerai
donc le Journal d'une année. On me reprochera d'avoir parlé de tout, à
la réserve de moi-même, mais suis-je Amiel, Gide ou Léautaud ? Non, par bonheur
et je ne les estime pas outre mesure, le troisième excepté, dont j'aime fort
le style. Comment ces gens s'abaissent-ils à nous marquer les embarras de leur
ménage et l'enfilade de ces riens qu'est une vie très ordinaire ? Ils se regardaient
vivre et ce penchant n'est que l'aveu de leur défaite, ils me paraissent quelque
peu sordides et j'éprouve à les lire une manière de dégoût physique. Gide passait
pour très intelligent, je le crois plein d'astuce et débordant parfois de complaisance,
à l'égal de la moitié des auteurs français, hommes en général moins profonds
que rusés et vaniteux plus que superbes, l'orgueil est rare en France et peu
d'esprits s'y plaisent dans la solitude. Le démon de Socrate inspire-t-il un écrivain
sur douze ? Qu'avons-nous tous à dire ? La plupart, rien et c'est, paraît-il,
une force, cela permet d'être à la mode et de servir de miroir à son temps, les lendemains
s'en cherchent d'autres. On aimera toujours ceux qui n'ont rien à dire
et rendent à chacun la monnaie de sa pièce, ils servent l'ordre quel qu'il soit, ils
ne s'étonnent jamais devant l'ordinaire, ils glissent sur les paradoxes, ils veulent
une place, leur métier d'écrivain est l'art de parvenir plus que de s'exprimer, ce
qu'ils désirent ils l'obtiennent et ceux-là seront infailliblement nos juges !
Etonnez-vous après cela de leurs erreurs et ces erreurs ne partent même pas de
leur malice ! Ils n'imaginent la fatalité propre aux auteurs qui doivent annoncer
le feu qui les possède, ils subordonnent le talent à l'espoir de la réussite et jamais
au besoin d'un prompt secours qu'appelle un état que jamais ils ne ressentent et
qu'ils supposent fabuleux, s'ils n'en plaisantent dès l'abord.