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Franchissant les Colonnes d'Hercule, Ulysse et ses compagnons
s'aventurent vers l'inconnu, sur l'Océan, en quête de
l'expérience inouïe du «monde sans habitants». Leur navire
emporté par un tourbillon, ils disparaissent corps et biens.
Prenant appui sur le récit de Dante, au Chant XXVI de L'Enfer,
l'essai avance un questionnement dans plusieurs directions.
À côté d'une problématique de la mémoire et de la transmission,
le destin d'Ulysse conduit à interroger l'entreprise même d'explorer
le monde, avec les interdits qu'elle ne cesse à la fois de braver et de
susciter, mobilisée de l'intérieur par des pulsions qui n'accèdent pas
toujours à la lumière, mais aussi de l'extérieur par la présence insistante
de recoins inaccessibles dans un monde de moins en moins hospitalier.
En retravaillant, avec Blumenberg, le thème de la non-fiabilité
du monde, la voie est ouverte à un approfondissement qui dirige
l'interrogation vers quelques métaphores décisives, en particulier
celles qui relèvent de la navigation et du naufrage. En un champ à
la fois métaphysique, historique et éthique, parfois théologique, on
tente au fond de dégager les réquisits premiers de toute découverte du
monde et d'esquisser ce qu'en termes phénoménologiques on pourrait
appeler une archéologie de l'exploration du monde. Bref, on décrit
la figure singulière, historique et concrète, que prend dans l'espace
terrestre le partage du connu et de l'inconnu, ce partage même qui
oppose le «monde habité» et le «monde sans habitants», et que
déstabilise radicalement, au début des Temps modernes, l'irrésistible
fièvre qu'a l'homme de connaître son monde.
Je relis L'enfant d'Agrigente, je relis Le latin mystique,
je relis Curtius, Auerbach, Pierre de Nolhac... : je les
réunis en esprit dans une collection idéale qui satisfait
à la conception que je me fais de l'essai. Le mot est à la
mode et désigne un genre polymorphe : essais historiques,
scientifiques, politiques, critiques ; tantôt l'exposé d'un
point de vue brillant et instantané, proche du pamphlet,
tantôt la quintessence de recherches patientes dans un
champ disciplinaire donné. C'est plutôt ainsi que je vois
la création d'une collection intitulée «Les Belles Lettres/essais».
Dans le paysage éditorial français, notre maison se
distingue par la place qu'elle réserve à l'érudition, cette sévérité,
qui est de fondation, est son honneur. Elle se distingue
aussi par la place éminente donnée à des langues et à une
culture qui sont de plus en plus l'apanage de spécialistes.
Mais l'érudition n'est pas cuistrerie et il arrive que la spécialité
partagée vienne enrichir d'un éclat irremplaçable la
culture universelle. Seulement, il faut, pour cela, infuser à la
philologie une âme, c'est-à-dire de l'amour - et un style.
Ou, comme sur la monnaie d'Auguste, à la lenteur cuirassée
du Crabe marier la légèreté du Papillon1. C'est le
rôle de l'essai, essai en ce sens aussi que, relevant ce défi,
on a mesuré la part de risque.
P.L.
1. Revers de l'aureus frappé en 19 av. J.-C. par le triumvir monetalis
M. Durmius. Notre image est empruntée aux Sententiose Imprese di monsignor
Paolo Giovio et del signor Gabriel Symeoni, ridotte in rima per il detto Symeoni,
Lyon, G. Rouille, 1561, p. 11 («Festina lente»). Cf. W. Deonna, «The crab
and the butterfly: a study in animal symbolism», JWCI, LXV (1954), p. 67
suiv. ; I. Calvino, Leçons américaines, Gallimard, 1989, Deuxième Conférence :
«... Bizarres l'une et l'autre, l'une et l'autre symétriques, ces deux formes
animales établissent entre elles une harmonie inattendue».