Read more
«J'ai vu, un jour, dans les Alpujarras, un oiseau immobile
dans le ciel. C'était un petit rapace. Son corps, à mieux y regarder,
esquissait bien quelques gestes infimes : juste ce qu'il fallait
pour demeurer dans le ciel en un point aussi précis qu'intangible.
Sans doute était-ce le sitio convenable pour bien guetter
sa proie. Mais il lui avait fallu, pour cela même, renoncer à
voler vers un but, ne surtout pas "fendre l'air", tout annuler
pour un temps indéfini. C'est parce qu'il s'était placé contre le
vent - parce que le milieu, l'air, était lui-même en mouvement -
que le corps de l'oiseau pouvait ainsi jouer à suspendre l'ordre
normal des choses et à déployer cette immobilité de funambule,
cette immobilité virtuose. Voilà exactement, me suis-je dit
alors, ce que c'est que danser : faire de son corps une forme
déduite, fût-elle immobile, de forces multiples.»
Il ne s'agit, dans ce livre, que de regarder et de décrire philosophiquement,
autant que faire se peut, un grand danseur de
baile jondo, Israel Galván. Il s'agit de reconnaître dans son art
contemporain un art de «naissance de la tragédie». Il s'agit
d'écouter son rythme et de reconnaître dans ses mots - au
moins trois d'entre eux : la jondura ou «profondeur», le rematar
ou l'art de «mettre fin» et le templar, intraduisible - de
grands concepts esthétiques que notre esthétique ignore
encore.