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Le roman, dès son apparition, ouvre dans l'histoire de l'humanité un
nouvel espace : le premier, il pose l'univers comme une totalité qui transcende
la multiplicité des communautés humaines. Depuis lors, il n'a cessé
de se débattre avec ses présupposés.
Longtemps, l'idée y a primé sur les données empiriques représentées :
roman hellénistique, récit de chevalerie ou pastorale mettent en scène des
héros admirables, qui défendent la norme morale dans un monde livré au
désordre, alors que le roman picaresque, le récit élégiaque et la nouvelle
dévoilent l'irrémédiable imperfection des êtres humains.
La première grande inflexion s'opère aux XVIIIe et XIXe siècles : à la
confluence des anciennes espèces narratives, le roman s'évertue désormais
à associer, sous le signe de la vraisemblance, la vision idéalisatrice et
l'observation de l'imperfection humaine, en sorte que l'homme se définit
moins par rapport à la norme morale qu'à son milieu d'origine. A la
suprématie du concept succèdent l'observation scrupuleuse du monde
matériel et social et l'examen empathique de la conscience individuelle.
Puis, au XXe siècle, la révolte moderniste proclame la rupture inédite
entre la réalité, qui échappe à toute maîtrise, et l'individu, libéré des soucis
normatifs et défini comme le sujet d'une activité sensorielle et linguistique
irrépressible. Cette évolution assure au roman une nouvelle flexibilité
formelle, sans pour autant changer l'objet séculaire de son intérêt :
l'individu saisi dans sa difficulté d'habiter le monde.
Ainsi peuvent se conjuguer, dans cette anthropologie fondamentale,
l'étonnante stabilité des préoccupations du roman et l'évolution historique
des univers qu'il imagine.