Read more
Contrairement aux idées reçues, l'étude des doctrines des magistrats de la fin de
l'Ancien Régime révèle une réflexion cohérente de la grande robe française sur la
question des institutions libérales. Au sein du complexe des pensées libérales, ces
doctrines se singularisent par leur attachement à une forme de libéralisme institutionnel
et non individualiste dont le propos, à rebours des courants libéraux majoritaires,
n'est pas l'élaboration d'une théorie politique fondée sur l'autonomie du sujet
ou la définition des conditions d'émancipation de l'individu.
L'étude de sources diverses (remontrances principalement, mais aussi écrits personnels
des magistrats ou des tenants des idées parlementaires) dévoile, avec les
méthodes singulières des grands robins - héritiers, sur ce point, de la tradition
humaniste -, leur culture juridique, leurs valeurs, leur savoir du politique, mais aussi
leur attachement réel à la liberté et leur effort sans cesse renouvelé pour penser les
conditions de l'existence de l'État modéré. À cet égard, il apparaît très vite que
l'effectivité de la liberté telle qu'ils la conçoivent dépend de l'existence d'une diversité,
à la fois institutionnelle et sociale, qui est, pour partie, pensée en termes d'inégalité.
Mais si elles semblent, dans leurs écrits, assez largement liées aux
structures et aux hiérarchies de la société française d'avant 1789, la liberté et
les institutions libérales telles que les grands robins les pensent ne sont pas exclusivement
réalisables dans le cadre du modèle aristocratique : les socles sur lesquels
peut venir s'enraciner le jeu institutionnel à partir duquel se déploiera l'équilibre libéral
sont multiples.
C'est là que réside la grande leçon du libéralisme institutionnel. Car ce qui importe
n'est pas tant que les magistrats de l'ancienne France aient cru que la liberté ne
pouvait exister sans noblesse ni Parlements, mais qu'ils aient vu que l'épanouissement
de la liberté était tributaire d'un pluralisme de vues exprimées par des institutions
ordonnées de façon à prévenir la domination exclusive et durable de l'une
d'entre elles. On ne saurait d'ailleurs exclure que les plus éclairés de ces hommes
aient pu entrevoir un système de libéralisme des intérêts à la façon des pères
fondateurs de la Constitution américaine, qui étaient leurs contemporains. Des
éléments de continuité doctrinale permettent enfin de penser que les traditions
libérales françaises du premier XIXe siècle - au premier rang desquelles la tradition
doctrinaire - ont, dans une certaine mesure, une dette à l'égard du monde de la
robe ancienne : les doctrines parlementaires des Lumières constituent sans doute
un moment dans l'histoire du libéralisme à la française, une étape dans l'élaboration
historique d'un autre libéralisme.