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Le pied, en particulier le pied qui cloche, est le siège d'un imaginaire
très riche. La littérature fourmille de boiteux, de béquillards et de paralytiques,
d'unijambistes et d'échassiers de toutes sortes. La boiterie est
infirmité physique et mentale aussi : le péché originel ne marque-t-il
pas toute la descendance de la Femme par une morsure au talon ?
Apollon est appelé loxias non pas à cause d'un défaut ambulatoire,
mais en raison de l'ambiguïté de ses oracles. Le Christ, en guérissant
un paralytique, lui remet en même temps ses péchés.
La boiterie est rupture de symétrie : le boiteux, le borgne et le manchot
sont cousins. La boiterie renvoie à l'unilatéralité, au bi-parti, à
toutes ces figures antiques qui ont perdu une sandale dans quelque
enfer, à toutes les Cendrillon, Pédauque et Mélusine du Monde, aux
diables boiteux et à tous les equipedes. Le «lieu» du boiteux est la
frontière, cette ligne où deux univers opposés se touchent, ce seuil qu'il
faut enjamber au prix d'un déséquilibre.
C'est parfois un dieu courroucé, une mère dépitée, un père désemparé
qui sont à l'origine de la claudication, comme dans le cas
d'Héphaïstos ou encore d'OEdipe («Pied enflé»), lequel doit sa vie au
fait d'avoir su répondre à une question au coeur de laquelle se trouve
encore le pied. Le génie analogique du Moyen Âge fera fusionner
OEdipe avec Judas, actualisant ainsi un autre atavisme à l'oeuvre depuis
Jacob, Saül et Salomon et jusqu'au juif errant, errant comme l'a été son
premier ancêtre, Caïn ; les deux doivent boiter durement à force de
marcher. Il se trouve que la tradition a fait de l'un un forgeron et de
l'autre un cordonnier. Des forgerons antiques aux savetiers du Moyen
Âge, en passant par les celtiques Trébuchet, tout part du pied, tout
ramène au pied et nous parle d'enjeux d'une poétique gravité dont les
enfants, qui jouent à cloche-pied à sauter de l'Enfer au Paradis, gardent
jusqu'à nos jours la mémoire.