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«Petite Aline, je vous regarde bien. Mettez-vous là que je vous regarde
mieux encore. Mettez-vous là, et toute votre figure, afin que je ne vous
oublie plus. [...] Voilà que Magnenat, maintenant, sort de son bureau ; il a
une grosse nuque rouge, il porte une jaquette ridicule ; c'est aussi ce
chapeau en feutre dur et de forme carrée qui lui va si mal, mais il se croit
obligé de le porter, étant notaire. [...] Sauvage, encore plus que vous, ce
Jean-Luc, mais pareil à vous, véritablement votre frère, tourmenté lui aussi
d'une manière impétueuse qui l'empêche de le cacher, précipité lui aussi,
dès le début, sur les chemins de la folie, tout uni d'ailleurs, quant au reste,
une passion avec n'importe quoi autour.» En 1914, dans Adieu à
beaucoup de personnages, Ramuz esquisse ainsi le portrait des
protagonistes de ses trois premiers romans. Aline (1905) marque l'entrée
de l'écrivain sur la scène littéraire parisienne, après le succès du Petit
village en Suisse romande. Cette «histoire» retrace sur un mode poétique
la trajectoire d'une jeune fille de la campagne : abandonnée par son
amant alors qu'elle est enceinte de lui, devenue mère d'un enfant en
mauvaise santé, Aline achève dans et par la mort sa tragédie. Les
Circonstances de la vie (1907), seul roman de Ramuz qui obéisse à une
esthétique réaliste (il est d'ailleurs retenu pour le prix Goncourt), oppose
le monde clos d'une bourgade vaudoise à celui de Lausanne, ville alors
en pleine expansion. La vie du notaire Emile Magnenat, ruiné par de
mauvaises affaires, mais surtout détruit par sa seconde épouse Frieda, une
Alémanique vaniteuse, rappelle par sa médiocrité celle de Charles
Bovary : comme Flaubert, Ramuz fait la satire de ce monde bourgeois qu'il
avait en horreur. Avec Jean-Luc persécuté (1908), le jeune romancier tire
profit de la riche matière alpine réunie à Lens pendant la préparation du
Village dans la montagne pour mettre en scène un héros qui ne parvient
pas à surmonter les lourdes épreuves marquant son parcours, et qui
sombre fatalement dans la folie. Ce court récit évoquant un milieu
archaïque dont il ne faut pas enfreindre les lois restera l'un des préférés
de Ramuz.