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Depuis le milieu du XIXe siècle, qui voit paraître les derniers traités de droit naturel, la théorie du droit et de l'Etat a multiplié les tentatives pour se libérer de la tutelle philosophique ; le positivisme juridique a fourni à cet effort un cadre doctrinal solide. Dans cette perspective, le système hégélien a fait figure d'adversaire privilégié : la rationalité dialectique et spéculative dont il se veut le déploiement était, de fait, un obstacle majeur à la «neutralité quant aux valeurs» que revendiquent ces tentatives. C'est pour une bonne part contre Hegel que s'est bâtie, surtout en Allemagne, la réflexion contemporaine sur le droit.
L'intérêt que rencontre aujourd'hui la pensée de Carl Schmitt (1888-1985) tient au premier abord à la critique qu'elle conduit de la doctrine de l'Etat de droit et des représentations libérales qui forment son assise ; les conséquences politiques que lui-même en tira en ralliant le national-socialisme rendent d'autant plus nécessaire la discussion de ses arguments. Mais cette pensée participe aussi du processus d'émancipation de la théorie juridique à l'égard de la raison philosophique. Schmitt n'est certainement pas un tenant du positivisme juridique ; il est même l'un de ses adversaires les plus féroces à une époque où celui-ci fait figure de doctrine dominante. Mais son propre postulat décisionniste, selon lequel l'ordre normatif du droit repose sur une décision irréductible à toute rationalité, radicalise en fait l'agnosticisme théorique de son adversaire apparent. La thèse fameuse selon laquelle le critère du politique est la désignation de l'ennemi et l'entreprise corrélative de renversement de la «métaphysique libérale» s'inscrivent dans ce qu'on peut nommer une métaphysique de la positivité ; celle-ci débouche, avec le thème de l'Etat total, sur une philosophie de l'histoire, pourtant déniée comme telle. Les limites insurmontables du décisionnisme schmittien sont révélées par une confrontation avec la philosophie de Hegel, avec laquelle il entretient un rapport pour lui déterminant, bien que profondément ambivalent. Tout se passe comme si Schmitt avait tenté de reconstruire un hégélianisme sans dialectique et sans raison spéculative : d'où le contraste remarquable entre la multiplicité des convergences d'analyse - Schmitt actualise consciemment le réalisme hégélien à l'encontre d'un normativisme de tradition kantienne - et le rejet total de l'horizon théorique dans lequel s'inscrivent les thèses de Hegel. Par là-même, Schmitt contribue, sans doute à son insu, à éclairer la signification profonde de la philosophie politique hégélienne, et nous aide à en mesurer la possible actualité, en mettant en évidence les risques que comporte le désaveu de la raison dialectique qui imprègne tant de conceptions actuelles du droit et du politique.
J.-F. K.