Read more
Le décalage flagrant entre la morne réalité sociale et son image
optimiste véhiculée par les médias officiels a poussé Kieslowski, dans
un premier temps, à adopter une approche documentaire authentique.
Il sera cependant amené à rejeter cette démarche. Vers la fin de Premier
amour, un documentaire de 1974 dans lequel la caméra suit un jeune
couple pendant la grossesse de la jeune femme, leur mariage, puis la
naissance du bébé, on voit le père tenir le nouveau-né dans ses bras et
pleurer ; face à l'obscénité de cette intrusion illégitime dans l'intimité
de l'autre, Kieslowski réagit en déclarant son «effroi des larmes réelles».
Sa décision d'abandonner le documentaire au profit de la fiction fut
ainsi, au sens le plus radical du terme, une décision éthique. On ne peut
traduire le Réel de l'expérience subjective qu'en lui donnant l'apparence
d'une fiction. Il est de ce point de vue particulièrement significatif
que l'oeuvre de Kieslowski, dont les commencements sont marqués
par cet effroi des larmes réelles, s'achève par l'éclat de larmes fictives.
Ces larmes ne résultent pas de l'effondrement du mur protecteur qui
empêche les sentiments de s'exprimer en toute spontanéité ; il s'agit de
larmes théâtrales, mises en scène, de «larmes en boite» ou, pour citer
un poète de la Rome antique, il s'agit des lacrimae rerum, des larmes
versées en public pour le grand Autre.