Read more
Bentham crée une nouvelle science de la morale (une Déontologie,
la science qui nous aidera à fixer notre conduite) dans le sillage de
Bacon, Locke et Hume, mais surtout il ouvre la voie à l'expérimental,
chassant avec violence les abstractions que nul ne peut jauger ou mesurer
(parfois même la morale donne dans le pur tautologique : il faut
parce qu'il faut), alors que Bentham entend ne pas se payer de mots et
s'assurer de la plus grande somme de jouissances, pour lui et pour le
groupe dans lequel il est inséré (la famille, l'atelier, etc.)
[...] La richesse de Déontologie ne se situe pas où nous l'imaginions
au départ (le calcul de l'action) : son originalité vient de sa radicalité.
Elle met en cause les morales de la tradition, les anciennes comme les
actuelles, toutes soumises à un examen décapant. Ainsi elles ont exalté
le sage ou le héros, mais, par là, elles assuraient la domination des rusés
et des plus corrompus, ceux qui ont converti leur tort en droit.
[...] Partout, dans son texte, nous voyons Bentham moderne comme
si, au lieu d'écrire en 1814, il théorisait de nos jours. En voici un
échantillon : «La difficulté (celle de l'accord entre l'individuel et le social)
commence là où commence le conflit d'intérêts contraires, ou, ce qui
est pire, d'intérêts irréconciliables. [...] Il se pourrait que ce fut pour un
homme une grande jouissance que de fumer, n'était l'inconvénient qu'il
occasionnerait à d'autres en les enveloppant dans la fumée de son tabac
[...] N'est-il pas évident que la prudence extra-personnelle lui demandera
le sacrifice de sa jouissance». Et en effet et nous ne cessons pas de trouver
dans Déontologie des remarques de la plus brûlante actualité, au sujet
de questions vieilles comme Hérode - des questions ici abordées dans
le feu, comme jamais.
François Dagognet