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Cette étude s'emploie à montrer le rôle déterminant du corps dans
l'ensemble de l'oeuvre de Jean Giono. Elle procède du constat de la
dimension très incarnée des créatures et de la création gioniennes, propose
un éclairage englobant les différentes «manières» de l'auteur, dont
elle confronte en outre le travail à certains enjeux théoriques de la littérature
du XXe siècle. Car Giono n'est pas seulement un écrivain en
réaction contre l'évolution mécanique, meurtrière et moderniste de son
époque. Son ancrage originel dans une civilisation paysanne privilégiant
le sensoriel ne l'enferme pas dans une louange nostalgique. Son
pacifisme exacerbé par deux guerres mondiales ne l'empêche pas de
reconnaître et de sonder l'inhumain au coeur de l'humain. Enfin son
attachement aux formes traditionnelles du roman (l'auteur, les personnages,
la fiction) n'exclut nullement la lucidité critique et des jeux narratifs
virtuoses. C'est en artiste sans esprit de sérieux que Jean Giono
raisonne sur la condition terrestre d'individus écartelés entre leur désir
de se fondre dans le monde et leur discontinuité, et c'est en romancier
jouisseur qu'il explore les limites de la littérature : c'est en créateur
incarné qu'il interroge son rapport au réel.
Le corps est constamment à l'oeuvre dans l'univers de Giono parce
qu'il est l'objet de descriptions fascinées et le thème privilégié d'une
narration qu'il nourrit tout en la bouleversant. Il travaille à mettre au
monde les personnages et l'auteur, mais il les y oppose aussi bien, en se
plaçant à l'envers de la plénitude de l'univers, du côté du néant, à
l'envers du réel auquel l'imaginaire tend à se substituer et à l'envers de
la parole qu'il confronte à son impuissance. Le corps est au principe de
l'oeuvre gionienne parce qu'il y condense l'incessante remise en jeu du
réel par l'écriture et de l'écriture par le réel.