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Il y a en Jean de Léry (1534-1613) deux personnages contradictoires et indissociables, le «prédicant» austère et calviniste rigoureux d'une part ; de l'autre, le spectateur nostalgique et fasciné d'un Eden entrevu et aussitôt perdu. Le premier condamne, fulmine, excommunie, déclare inexcusables les Indiens sans écriture aussi bien que ses coreligionnaires oublieux de l'Alliance. Il n'a à la bouche que le jugement de Dieu et l'apocalypse imminente. Le second, au contraire, regarde, écoute, espère, aime. Il reste fasciné par la beauté native des Indiennes ou par la mélopée lancinante des danseurs chantant l'origine du monde. Il se souvient avec émotion du temps trop court où l'Histoire paraissait suspendue dans sa course à l'abîme. L'Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil est le récit d'un témoin dédoublé, témoin intransigeant de la Parole d'une part, et en même temps, et contradictoirement, témoin amoureux d'un monde auquel il n'était pas préparé et au milieu duquel, l'espace d'à peine un an, il s'est trouvé de plain-pied. La réussite du livre tient à la tension jamais résolue entre ces deux points de vue. Jamais l'imprécateur et prophète ne l'emporte sur l'observateur, et l'ire de l'homme de Dieu passée, c'est le retour à la sérénité de la description complice et curieuse.
Cette étude comporte trois volets : «l'invention du récit de voyage», où il est question de la genèse du livre et d'un genre ; «l'invention du sauvage», au carrefour de la théologie et de l'ethnographie ; «résonances» enfin, qui replace cette œuvre dans la littérature du XVIe siècle, où elle tient l'une des premières places. Un épilogue évoque l'actualité de ce texte fondateur, à travers les lectures notamment de Claude Lévi-Strauss et de Michel de Certeau.