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"Qu'est-ce qu'un poème ? De l'air. Tu pars avec un vers, tu pars
avec lui dans la rue. Et la rue te le bouscule. Et la voilà qui parle
à travers toi dans la langue des bouleversements, dans la langue
des commentaires, dans la langue des oubliements, dans la langue
des dérisions, et ton appartement, elle te le met sens dessus
dessous, et quand tu rentres chez toi, qu'est-ce que tu vois ? Des
baluchons, rien qu'un tas de baluchons. Tu avales tout ça comme
chapeau pointu, comme parapluie cassé. Jusqu'à ce que ça te soit
broyé dans le ventre, et que du ventre tu entendes ta voix monter.
Tout ce que j'ai rapporté du dehors, je ne l'ai que sur le bout de
la langue. Je suis venu au pays et j'ai eu l'impression de me trouver
dans les coulisses. J'ai marché, juché sur des shtulzin, des échasses.
J'avais soif de changement. C'est naïf. Et pourtant. Tout ce qui
m'arrive, je ne l'ai que sur le bout de la langue. Et quand vient
le moment de trancher un défilé nouveau dans la masse de l'eau
- alors ça sort de toi à travers le feu ou à travers l'eau. (...)
Vois, vois là-bas : quelqu'un se tient-il sur les rails ? On entend
le bruit des voies ferrées qu'on fourbit. Des trains qui passent.
Suhasu suhasu suhasu suhasu. Il y a quelqu'un là-bas. Des mots
tombent dans l'air comme des feuilles. Mais la langue, comment
qu'elle me tombe dans la bouche ! Ce sont des traductions de
mots. Pas de quoi en rougir. Mais de quoi faire souffrir, oui."
Avot Yeshurun,
"Le temps sphérique".
L'oeuvre de Yeshurun s'écrit dans la tension entre le monde
divin de la Promesse et la prose brutale de l'Histoire.
Dévasté par le destin tragique des réfugiés arabes de 1948, qui
met à mal son idée du pays d'Israël, Yeshurun porte sur un univers
fracassé, disqualifié par l'Histoire, un regard décapé par une
expérience cruciale. En voulant permettre à ce monde de "signifier"
à nouveau dans l'horizon du poème, son oeuvre marche à la
rencontre de l'autre, l'attestant dans son altérité absolue, avec une
langue abrupte, impure et sauvage, une langue de sang-mêlé, qui
accueille toutes les différences et toutes les dissonances.