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La rencontre décisive avec le jury avait eu lieu
un matin de mai, avenue du Général-Guisan, au
bord du lac Léman. Il s'agissait d'expliquer de vive
voix ce qu'on imaginait écrire à partir du thème
«récit de voyage». J'avais mis mon complet noir
façon Deutsche Bank, brandi mes carnets de notes et
dit que ce que je voulais, c'était partir ! et, à l'occasion,
rendre visite aux amies et amis vivant ailleurs,
«dans le présent... ce port naturel de tous les
départs» (Char). Je citais les gloires locales du
genre, histoire de mettre immédiatement les choses
au point et de respecter la hiérarchie. Oasis interdites
et usage du monde. Chiffonnage de sa bribité.
C'est qu'on ne s'improvise pas voyageur du jour au
lendemain et je n'avais aucune philosophie pérégrine
à promouvoir ou défendre. Je ne serais donc pas
un de ces «voyageurs qui écrivent» dont parle
Nicolas Bouvier à propos d'Ella Maillart, mais bien
l'un de ces écrivants en voyage, dont le Maître de
Cologny n'attendait rien de profitable.
Tout ce que je savais, c'est que le voyage, dans ses
bons jours, change tout. Adieu, quotidien sédentaire,
engoncé dans tes habitudes qui nous ratatinent
comme des vieilles pommes oubliées à la cave
quelques hivers de trop. Partir, c'est renaître, se
réveiller d'un sommeil dont le mouvement nous tire
comme le baiser du Prince la Belle au Bois dormant.
Aucun sens n'échappe à la démangeaison bienfaisante
qui s'installe lorsque l'on prend la poudre d'escampette.
L'oeil se dessille, l'ouïe s'affine, l'odorat s'aiguise,
le goût s'avive et le toucher se sensualise. Les lassitudes
de la vie deviennent indifférentes, ses
désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire. L'idéation,
immédiatement sensible à cette mise aux aguets
généralisée, s'accélère démesurément. L'esprit n'est
plus qu'engouffrement indistinct, bouillonnement
fiévreux, effervescence grouillante, où se croisent
pêle-mêle curiosités, attentes, impatiences, visions en
oubliances, ainsi que le souvenir d'autres départs.